LXXII.
Mélanie était assise sur le sol de la salle de musique, après le petit déjeuner personne ne s’était étonné de voir disparaître la fillette. Son comportement étrange était toléré par le maître et cette approbation seule suffisait à décharger les domestiques de la moindre culpabilité.
Hantée par son cauchemar, l’enfant s’était réfugiée dans cette salle connue et rassurante : la salle de musique avait bien souvent accueillis récitals et spectacles mis en scène par la fillette. Le piano avait toujours été pour elle source de plaisir et de concentration, combien d’heures n’avait-elle pas passées ici à déchiffrer de longues partitions que plus d’un adulte eut trouvées injouable ?
Plus la difficulté était accrue et plus les petits doigts redoublaient d’ardeur. La musique avait toujours été une compagne et une confidente pour la jeune Ravenswood, en jouant elle confiait aux notes ses angoisses, ses peurs et ses frustrations, les partitions s’en trouvaient alors modifiées d’une manière telle qu’il eut été facile de penser qu’elle venait d’inventer un nouveau concerto.
Prise dans son jeu, entourée de musique, la fillette oubliait alors le poids de sa vie.
Mais aujourd’hui la musique ne lui apportait aucun réconfort. Le cauchemar avait profondément laissé son empreinte dans l’esprit et le cœur de la petite fille, et aux images terribles de la nuit venait se mêler une peur contenue qui laisserait bientôt la place à une angoisse mordante.
Comme toutes filles de bonne famille, Mélanie était élevée dans la Foi, pour ses parents cette éducation était inévitable, bien que ni sa mère ni son père ne se soient montrés particulièrement pratiquants.
Mélanie connaissait bien son catéchisme récitant par cœur devant domestiques ou invités médusés un passage de la bible y ajoutant intonations passionnées et trémolos touchants.
Oui Mélanie métrisait l’art de « la poudre aux yeux spirituelle» et c’était bien sûr ce qu’on lui demandait. La seule a ne pas avoir accepté cette mascarade, ce semblant de bienséance avait, une fois de plus, été la gouvernante
Sally ne prenait pas la foi à la légère et, avec sa douceur habituelle, elle avait inculqué à Mélanie certains principes chrétiens inébranlables qui étaient parvenus à convaincre la petite fille.
Si la version figurative de la chrétienté (un dieu omnipotent et strict opposé à un diable séduisant mais cruel) n’avait pas réellement convaincu l’enfant, les notions du Bien et du Mal l’avait conquise et, longtemps, elle avait réfléchi à la question, se querellant parfois avec Sally à ce sujet.
La gouvernante pensait que le bien devait prédominer en toutes choses, ce que Mélanie contestait arguant que le bien et le mal devait être en équilibre…
« De l’obscurité naît la Lumière » affirmait-elle.
Cette vision accrue des choses dérangeait quelque peu la gouvernante qui, par manque d’arguments probants, ne contestait qu’en affirmant que si tel avait été le cas il n’y aurait jamais eu d’anges comme Mélanie…Ce qui évidemment ne manquait jamais de désarmer la fillette.
Un équilibre une stabilité …Un rythme…Le balancement du pendu cauchemardesque revint à l’esprit de Mélanie, le doux souvenir de Sally s’effaçait…
Mélanie comprit : l’équilibre était rompu, le mal l’avait emporté sur le bien, et son angoisse venait justement de cette révélation.
L’enfant fut envahie par la peur. Prise d’une irrépréhensible envie de ne plus être seule, elle voulu se relever pour rejoindre un quelconque domestique…
Mais Mélanie ne bougeait pas, elle tentait d’actionner ses membres, sans aucun résultat, paniquée, Mélanie essaya d’appeler à l’aide, et cria de toute ses forces mais personne ne vint..
Soudain une obscurité profonde envahi la pièce, la lumière pourtant vive de cette fin de matinée laissait maintenant la place à un ciel noir peuplé d’éclairs. Ce changement climatique était impossible, l’enfant le savait. L’angoisse monta de plus en plus, Mélanie contractait tous ses muscles de manière à produire un mouvement mais restait désespérément au sol.
C’est alors qu’elle entendit le rythme régulier… Le même que celui qui était apparu durant son cauchemar…Un peu plus rapide peut-être….
Oui plus rapide, à la manière d’un métronome réglé sur la troisième position.
Le cœur de l’enfant se serra lorsqu’elle vit une forme sombre se matérialiser sur le tabouret de velours sur lequel elle avait l’habitude de s’asseoir.
Une silhouette hideuse prenait place au piano, se balançant de gauche à droite…De gauche à droite…Les bras de l’apparition étaient perpendiculaires au reste du buste et Mélanie ne put s’empêcher de faire la corrélation avec une croix…Un souffle rauque se fit entendre, Mélanie se retenait d’hurler et ferma les yeux espérant faire disparaître l’affreuse vision…
« Garde ton calme ce n’est qu’un rêve, Tu vas te réveiller, garde ton calme »
Soudain une musique lugubre se fit entendre, le piano jusqu’ici créateur de sons divins lançait à présent des plaintes sombres.
Mélanie rouvrit les yeux et ce qu’elle aperçut finit de la terroriser, elle hurla.
L’ombre avait gardé sa position en croix…Les touches du piano bougeaient seules.
La complainte sinistre s’ajusta au balancement et au souffle rauque…
Mélanie devait sortir de là, elle prit son médaillon en main et le serra de toute ses forces.
« Je vous en prie faite que cela cesse, je vous en prie faite que cela s’en aille »
Le balancement, le souffle, la musique…
« Je vous en prie faite que cela cesse, je vous en prie faite que cela s’en aille »
Le balancement, le souffle, la musique…
L’enfant pleurait intensément, serrant le médaillon de toutes ses forces.
« Je vous en prie »
Des éclairs déchiraient le ciel.
La mélodie accélérait…
L’enfant allait bientôt mourir de peur…Elle ferma une dernière fois les yeux…
« Miss Mélanie ! Tout va bien ? »
Mélanie ouvrit les yeux. A ce moment précis tout redevint normal, par la fenêtre un soleil éblouissant se baignait dans le ciel bleu, un calme olympien inondait la pièce, aucune ombre ne monopolisait le piano…
« Miss ? »
John se tenait au dessus de l’enfant.
« Seigneur dieu à quel jeu jouez-vous ? »
Mélanie écarquilla les yeux et, sans attendre, se jeta aux pieds du majordome en pleurant.
« Allons Miss en voila une position ! Pour l’amour du ciel relevez-vous »
Mais Mélanie ne pouvait s’empêcher de pleurez et n’osait bouger de peur de se retrouver une nouvelle fois dans « l’enfer musical ».
John dut s’accroupir et la relever doucement par les épaules.
« C’était affreux et rien n’y a fait » sanglota la petite Ravenswood.
« Rien n’y a fait » répéta-t-elle.
Habitué aux excentricités enfantine de sa petite maîtresse et n’ayant pas la compréhension de Sally, John poussa lentement la petite fille vers la porte.
« Allons Miss, cessé vos jeux, je n’ai pas que ça à faire »
« J’ai eu beau appeler, implorer, rien »
Le majordome ramena la fillette devant le grand escalier.
« Montez vous allonger un moment Miss, je crois que cela vous fera le plus grand bien »
Lentement Mélanie monta les marches, complètement désorientée et frissonnante au souvenir des terribles évènements de ces dernières heures elle passa la porte de sa chambre et s’assit sur son lit.
Des tremblements parcoururent son corps…
Le mal avait pris le pas sur le bien…
Cette pensée effrayait l’enfant, mais ce qui la faisait tressaillir par-dessus tout était de penser que le mal s’était insinué dans la maison…
Cette demeure dont elle était la maîtresse, ce paradis sur lequel elle régnait…avait visiblement été infectée par une force obscure…Et rien n’y avait fait.
Une nouvelle fois Mélanie serra le médaillon…
Ses doigts glacés se refermèrent sur lui…D’un coup sec elle tira et la chaine se rompit…
Au même moment dans les limbes :
« Parfait… »
« Laisse-toi guider par ta peur mon enfant. »